samedi 14 juin 2008

LETTRES D'AMOUR EN SOMALIE

Il y a des livres que, pour d’obscures raisons (mais, en définitive, sont-elles si obscures ?), on repère, dans une librairie, au milieu de beaucoup d’autres : ...

... un nom sur une couverture, vaguement évocateur, un paysage sur une jaquette, un titre dont la douceur nous plaît.

Des livres qu’on feuillette, au hasard, dans cette même librairie, et dont la course s’interrompt sur une phrase qui nous crucifie : « Parfois, le désespoir est un sentiment calme ».
Des livres qu’on emporte, serrés contre soi, avec l’espoir qu’une fois rentré dans le silence d’une chambre, on y retrouvera cette musique dont une seule note nous a pincé le cœur.
Des livres qu’on ouvre, en tremblant et qu’on referme, quelques heures plus tard, avec la certitude qu’un basculement vient de se produire, dont on ne mesurera pourtant les effets que longtemps après.
Des livres qu’on porte, pendant des années, qui ne nous quittent pas, dont quelques lignes nous obsèdent. On en lit d’autres cependant, on en aime d’autres mais on demeure imprégné de celui-là, comme d’un parfum qui ne s’estomperait jamais tout à fait.
Lettres d’amour en Somalie de Frédéric Mitterrand est pour moi, de ces livres.


J’avais dix-huit ans et je ne laisserai personne me faire croire que c’est le plus bel âge. J’avais dix-huit ans et déjà, je cherchais dans la littérature une réponse à mes questions, une issue à mes intuitions, ainsi qu’un baume à mes tristesses. J’avais le pressentiment que je débusquerais dans les mots des autres un écho aux mots que je ne parvenais pas à prononcer, une direction à emprunter peut-être, et l’occasion de ne plus me sentir seul. 


Ces « lettres d’amour » sont arrivées à point nommé, comme s’il n’existait pas de hasard, comme si on finissait toujours par rencontrer ce qui nous ressemble. Elles sont d’un homme quitté, d’un homme rendu à la solitude par la décision d’un autre. Le narrateur a aimé passionnément, aveuglément peut-être, il s’est jeté dans l’amour sans précaution, sans retenue, il a fini par prendre des habitudes, par croire que cela durerait toujours, il s’est niché dans un lit, dans une vie et, un jour, sans qu’il aperçoive les signes avant-coureurs des désastres, il a été jeté hors de ce lit, de cette vie. La confession s’ouvre tandis qu’il y revient par effraction, une dernière fois, en devinant que c’est le geste ultime avant la souffrance pure. 
Et il comprend combien les désastres étaient en marche depuis longtemps.
Alors cet homme cherche un échappatoire à sa douleur, il lui vient l’idée d’un exil, le besoin d’un ailleurs. Mais puisqu’il faut partir, s’éloigner, autant se diriger vers un pays supplicié. Non, il ne choisira pas le soleil, la quiétude d’un voyage d’agrément, des palaces exotiques dans des contrées protégées, il préférera aller se confronter à la misère, à la désolation, à l’âpreté. Voici qu’il embarque pour la Somalie. 
La Somalie, où l’attendent les déshérités, les déclassés, les proscrits, les malchanceux. A-t-il le secret espoir, l’affreux espoir que le malheur des hommes sur notre planète rétrécie pèsera plus lourd que le sien, que le chagrin des autres estompera le sien ? Ou simplement lui faut-il aller jusqu’aux frontières de la désespérance, là où aucune rémission n’est possible ?


Frédéric Mitterrand dit le destin brisé des hommes de là-bas, la folie des nations, l’inconséquence des décideurs du monde, la marche vers le néant d’un peuple vaincu. 
Il dit aussi, comme en un écho amorti, son propre deuil, le chaos de son existence, la certitude tragique qu’il a tourné le dos pour toujours au bonheur.
La voix de l’amoureux et le lamento de la Somalie se mélangent, s’entrecroisent, se répondent. Et nous les entendons, très distinctement. Car ces lettres ne sont pas seulement écrites, elles nous sont lues, murmurées à l’oreille.
Les souvenirs affluent. Tout est prétexte à leur résurgence. Car, dans la tristesse, de partout, on reçoit des signes. Défilent alors les souvenirs de l’intimité perdue, des joies confisquées. Des souvenirs de cinéma aussi puisque les personnages des films nous ressemblent toujours étrangement. Des souvenirs de littérature puisque les livres racontent toujours notre histoire. Des souvenirs de l’homme au genou malade, ce Rimbaud qui flotte comme un fantôme. Des souvenirs d’un roi déchu avant l’effondrement des puissances coloniales. Tout s’entrechoque et nous renvoie immanquablement à notre propre mémoire. Et l’on mesure soudain que ces lettres ne seront jamais envoyées, qu’elles sont destinées à un être qui ne les lira pas, qu’elles n’existent que pour elles-mêmes et pour atténuer, un peu, et de manière factice, la peine. Oui, elles sont écrites au désert, au vent, au dénuement. Elles ne seront pas enfermées dans des enveloppes, elles ne seront pas glissées sous la porte de l’appartement où un autre a pris la place. Elles auraient pu tout aussi bien finir dans un tiroir, être abandonnées dans une chambre d’hôtel mais Frédéric Mitterrand, à son retour en France, décide de les publier. Non comme une bouteille qu’on jette à la mer mais comme on solde un compte, comme on publie un acte de décès. Il lui faut aller jusqu’au bout de cet amour perdu. Il les offre à ceux qui ont vécu la même histoire, à toutes les femmes et tous les hommes, en somme.

Il m’est arrivé souvent de les lire à voix haute, ces lettres, devant des gens. Et à chaque fois, j’ai surpris dans leur regard un vacillement. Ces gens qui, au commencement de ma lecture, m’écoutaient distraitement se raidissaient tout à coup, devenaient attentifs. Une émotion solennelle s’emparait d’eux. A la fin, ils venaient me voir, ils parlaient bas, tentaient de dissimuler leur commotion, n’y parvenaient pas vraiment. Sans doute s’étaient-ils reconnus dans les mots.
Il m’est arrivé souvent aussi d’offrir ce livre. Je sais qu’il est demeuré longtemps sur des tables de nuit, sur des bureaux, que des pages en sont cornées, que des passages en sont soulignés. Cela n’arrive qu’aux livres qui nous parlent de nous.
Aujourd’hui, en rédigeant cette préface, d’une main tremblante, je sais que je vous convie à un voyage dont vous reviendrez différent. On ne revient jamais indemne d’un texte déchirant. 
Laissez-vous porter par cette voix lancinante, à la fois blessée et étrangement paisible. Laissez-vous envahir par les images terribles d’une Somalie à la dérive. Et puis, quand vous aurez refermé le livre, restez quelques instants dans le silence.

C’est saisissant, ce qui tient dans un silence.

Philippe Besson, préface.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est bon; j'achéte.
N'empêche que tu aurais pu en parler avant.........
Merci en tout cas, pour ce cadeau virtuel; pour ces quelques lignes que je viens d'engloutir.
Maintenant, je sais (mais je le savais de toute façon) pourquoi je supporte tes moqueries.
Allez, sans rancune, et bises (malgré tout!!!!).

Anonyme a dit…

Un article par mal sur Frédéric Mitterrand dans Le Monde d'un des jours de cette semaine écoulée. Très inspirant ce trajet personnel je trouve.

rupert a dit…

Oui, j'ai ... mais pas encore lu !